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poursuivis en trottinant. Bizarres, ces Nippons qui avaient besoin d'un Belge pour leurs égouts !
Sans doute était-ce en Belgique qu'on trouvait les égoutiers les plus éminents. Enfin, tout ceci
n'avait pas beaucoup d'importance. Le mois prochain, ce serait mon anniversaire de trois ans : si
seulement je pouvais recevoir cet éléphant en peluche ! J'avais multiplié les allusions pour que les
parents comprennent mon souhait, mais ces gens-lU étaient parfois bouchés.
S'il n'y avait pas eu l'inondation, j'aurais joué U mon jeu préféré, que j'appelais le défi : cela
consistait U se coucher au milieu de la rue, U chanter une chanson dans sa tęte et U rester lU jusqu'U la
fin de la rengaine, sans bouger, quoi qu'il arrive. Je m'étais toujours demandé si je serais restée, en
cas de passage d'une voiture : aurais-je eu le cran de ne pas quitter mon poste ? Mon cśur battait tr%0ńs
fort U cette idée. Hélas, les rares fois que j'avais échappé U la surveillance adulte pour jouer au défi,
il n'était venu aucun véhicule. Je n'avais donc pas eu la réponse U ma question scientifique.
Apr%0Å„s ces multiples aventures mentales, physiques, souterraines et navales, j'arrivai U la maison. Je
m'installai sur la terrasse et me mis U faire tourner ma toupie avec acharnement. Je ne sais pas
combien de temps s'écoula de cette mani%0Å„re.
Ma m%0Å„re finit par me voit
- Ah, vous Ä™tes rentrés, dit-elle.
- Je suis rentrée seule.
- Oo est donc resté ton p%0Å„re ?
- Il est U son travail.
- Il est allé au consulat ?
- Il est dans les égouts. MÄ™me qu'il m'avait demandé de te le dire.
- Quoi ?
Ma m%0Å„re sauta dans la voiture en m'ordonnant de la guider jusqu'U l'égout en question.
- Enfin, vous voilU ! gémit l'égoutier.
Comme elle ne parvenait pas U le hisser U la surface, elle appela U la rescousse quelques voisins,
dont l'un eut la bonne idée de prendre une corde. Il la jeta dans le miso. Mon p%0Å„re fit tracté par
quelques fiers-U-bras. Un attroupement s'était constitué pour voir émerger le Belge anadyom%0Å„ne.
Cela valait le détour : comme il y a des bonshommes de neige, on eqt cru un bonhomme de boue.
L'odeur n'était pas mal non plus.
Vu l'étonnement général, je compris que l'auteur de mes jours n'était pas égoutier et que j'avais
assisté U un accident. J'en éprouvai une certaine déception, non seulement parce que j'avais trouvé
plaisante l'idée d'avoir de la famille dans les eaux usées, mais aussi parce que je retournais U la case
départ dans mon élucidation du sens du mot "consul".
La consigne fit de ne plus se promener U pied U travers les rues avant la fin du déluge.
L'idéal, quand il pleut sans cesse, c'est encore d'aller nager. Le rem%0Å„de contre l'eau, c'est beaucoup
d'eau.
Je passais désormais ma vie au Petit Lac Vert. Nishio-san m'y accompagnait chaque jour,
cramponnée U son parapluie : elle n'avait pas renoncé U défendre le parti du sec. Moi, d'entrée de jeu,
j'avais choisi le parti opposé : je quittais la maison en maillot de bain pour Ä™tre mouillée avant de
nager. Ne jamais avoir le temps de sécher, telle était ma devise.
Je plongeais dans le lac et n'en sortais plus. Le moment le plus beau était l'averse : je remontais
alors U la surface pour faire la planche et recevoir la sublime douche perpendiculaire. Le monde me
tombait sur le corps entier. J'ouvrais la bouche pour avaler sa cascade, je ne refusais pas une goutte
de ce qu'il avait U m'offrir. L'univers était largesse et j'avais assez de soif pour le boire jusqu'U la
derni%0Å„re gorgée.
L'eau en dessous de moi, l'eau au-dessus de moi, l'eau en moi, l'eau, c'était moi. Ce n'était pas pour
rien que mon prénom, en japonais. comportait la pluie. A son image, je me sentais précieuse et
dangereuse, inoffensive et mortelle, silencieuse et tumultueuse, hassable et joyeuse, douce et
corrosive, anodine et rare, pure et saisissante, insidieuse et patiente, musicale et cacophonique, mais
au-delU de tout, avant d'Ä™tre quoi que ce fit d'autre, je me sentais invulnérable.
On pouvait se protéger de moi en restant sous un toit ou un parapluie sans que cela me perturbe. A
court ou U long terme, rien ne pouvait m'Ä™tre imperméable. On pouvait toujours me recracher ou se
blinder contre moi, je finirais néanmoins par m'infiltrer. MÄ™me dans le désert, on ne pouvait Ä™tre
absolument sqr de ne pas me rencontrer, et on pouvait ętre absolument sqr d'y penser U moi. On
pouvait me maudire en me regardant continuer U tomber au quaranti%0Å„me jour du déluge sans que
cela m'affecte davantage.
Du haut de mon expérience antédiluvienne, je savais que pleuvoir était un sommet de jouissance.
Certaines personnes avaient remarqué qu'il était bon de m'accepter, de se laisser inonder par moi
sans chercher U me résister. Mais le mieux, c'était carrément d'Ä™tre moi, d'Ä™tre la pluie : il n'y avait
pas plus grande volupté que de se déverser, crachin ou averse, de fouetter les visages et les
paysages, de nourrir les sources ou déborder les fleuves, de gâcher les mariages et fÄ™ter les
enterrements, de s'abattre U profusion, don ou malédiction du ciel.
Mon enfance pluvieuse s'épanouissait au Japon comme un poisson dans l'eau.
Lassée par mes interminables noces avec mon élément, Nishio-san finissait par m'appeler :
- Sors du lac ! Tu vas fondre !
Trop tard. J'avais déjU fondu depuis longtemps.
Aoqt. "Mushiatsui", se plaignait Nishio-san. En effet, la chaleur était celle d'une étuve.
Liquéfactions et sublimations se succédaient U un rythme insoutenable. Mon corps amphibie se
réjouissait. Il était bien le seul.
Mon p%0Å„re trouvait infernal de chanter par cette chaleur. Lors des représentations en pleine nature,
il espérait la pluie afin qu'elle interrompît le spectacle. Je l'espérais aussi, non seulement parce que
ces heures de nô m'accablaient d'ennui, mais surtout pour la joie de l'averse. Le grondement du
tonnerre, dans la montagne, était le plus beau bruit du monde.
Je jouais U mentir U ma sÅ›ur. Tout était bon pourvu que ce fit inventé.
- J'ai un âne, lui déclarai-je.
Pourquoi un âne ? La seconde d'avant, je ne savais pas ce que j'allais dire.
- Un vrai âne, poursuivis-je au hasard, avec un grand courage face U l'inconnu.
- Qu'est-ce que tu racontes ? finit par dire Juliette.
- Oui, j'ai un âne. Il vit dans une prairie. Je le vois quand je vais au Petit Lac Vert.
- Il n'y a pas de prairie.
- C'est une prairie secr%0Å„te.
- Il est comment, ton âne ?
- Gris, avec de longues oreilles. Il s'appelle Kaniku, inventai-je.
- Comment sais-tu qu'il s'appelle comme ça ?
- C'est moi qui lui ai donné ce nom.
- Tu n'as pas le droit. Il n'est pas U toi.
- Si, il est U moi.
- Comment sais-tu qu'il est U toi et pas U quelqu'un d'autre ?
- Il me l'a dit.
Ma sśur s'esclaffa.
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